Au printemps dernier, Sherene Razack, sociologue de l'Université de Toronto, a fait circuler à l'occasion d'un colloque une pétition condamnant les «atrocités» commises par Israël dans les territoires occupés.
L'histoire a fait un peu de bruit et a valu à Mme Razack d'être citée dans Campus Watch, un site Web américain créé il y a tout juste trois semaines qui fiche les professeurs d'université faisant preuve, selon ses auteurs, d'un préjugé antisémite ou propalestinien.
Depuis que son nom a été ajouté à cette liste noire, Sherene Razack a reçu une cinquantaine de courriels et une douzaine de coups de fil haineux. «Plusieurs de ces messages suggèrent que je sois congédiée, d'autres laissent entendre qu'à cause de moi l'Université de Toronto va perdre de l'argent», raconte Mme Razack, jointe par La Presse cette semaine. Elle n'est pas la seule à se plaindre.
Campus Watch a été créé par Middle East Forum, une organisation privée basée à Philadelphie. Le site répertorie les événements universitaires reliés au conflit israélo-palestinien. On y trouve des articles de journaux sur des incidents survenus dans une vingtaine de campus, dont le grabuge suscité à l'Université Concordia, à Montréal, par le passage de l'ancien premier ministre israélien Benjamin Netanyahu.
Mais le site contient aussi des «dossiers» sur des professeurs, généralement des orientalistes, considérés comme ayant un parti-pris. On y trouve par exemple les notices biographiques de deux experts du Moyen-Orient de l'Université Columbia, Hamid Dabash et Joseph Massad, et celle de John Esposito, qui dirige le plus important centre d'études sur le Moyen-Orient aux États-Unis, à l'Université Georgetown. Leur seule présence sur la liste indique qu'il s'agit de professeurs «problématiques», explique Daniel Pipes, l'un des fondateurs de Campus Watch. Certaines notices sont plus explicites que d'autres. John Esposito, par exemple, est décrit comme un «apologiste de l'islamisme militant».
L'apparition de cette liste noire a fait hurler dans les campus. Indignés par cette initiative, qu'ils ont comparée aux méthodes de MacCarthy, près d'une centaine de professeurs ont revendiqué l'«honneur» d'être inscrits sur la liste. La pression a été telle que Daniel Pipes a dû faire le ménage de son site. Les dossiers sur les enseignants y sont maintenant disséminés avec plus de discrétion. Mais M. Pipes convient que leur contenu est exactement le même.
Un discours dominant
Les campus américains sont victimes d'un «extrémisme de gauche et font l'apologie du djihad», déplore-t-il. S'il a mis sur pied Campus Watch, c'est pour contester ce «monopole de la pensée.» À ceux qui lui reprochent d'inciter à la délation et de faire revivre un climat de maccarthysme dans les campus, il répond: «Mais je n'ai aucun pouvoir, je ne suis pas la police. Nous ne faisons qu'émettre des opinions.»
Dans quelques textes bien sentis, Campus Watch s'en prend à la Middle East Studies Association (MESA), qui regroupe 2400 orientalistes de toute l'Amérique du Nord. «Toute cette initiative vise à enlever de la légitimité à des opinions qui sont fondées sur de la recherche solide», rétorque le président de cette association, Joel Beinin.
La haine d'Israël sévit-elle dans tous les campus américains? M. Beinin n'en croit rien. «L'opinion américaine en général n'est pas très critique à l'égard d'Israël. Dans les universités, il y a plus de voix critiques qu'autrefois. Mais le point de vue dominant reste assez favorable à Israël», soutient-il, en ajoutant que si Campus Watch ne change rien pour les professeurs bien établis, le fait de figurer sur la liste noire pourrait empêcher un jeune professeur d'obtenir un poste.
«C'est du chantage intellectuel; on présente les travaux des professeurs visés de façon extrêmement réductrice et hors contexte», s'indigne Ruth Mas, une étudiante au doctorat en études islamiques à l'Université de Toronto. «Ce site passe sous silence le fait que plusieurs de ces intellectuels ont été très critiques à l'égard d'Arafat», ajoute-t-elle.
Campus Watch s'ajoute aux vagues créées dans les campus américains par le conflit israélo-palestinien. Cet automne, des universitaires ont fait circuler une pétition demandant à leurs établissements de retirer les investissements qu'ils pourraient avoir dans des intérêts israéliens. Plusieurs dizaines de professeurs de Harvard ont signé ce texte. Fin septembre, le président de cette université, Lawrence H. Summers, a fait une sortie virulente contre cette initiative. Ceux qui y ont participé ne sont peut-être pas intentionnellement antisémites, a-t-il dit, mais ils le deviennent dans les résultats de leur action. Son discours a causé une vague d'indignation dans le campus.
La question israélo-palestinienne a tendance à glisser à l'arrière-plan dans plusieurs campus, devancée par l'imminence d'une guerre contre l'Irak, constate Joel Beinin. Mais les tensions restent vives dans les universités où se côtoient de fortes populations arabes et juives. Comme à Columbia. Georgetown. Harvard. Et... Concordia.