Universités en péril

Dernièrement, à l’Université de Harvard où je suis basée, un étudiant juif sous un pseudonyme non juif a commencé à placarder des déclarations antisémites sur le panneau de l’Initiative for Peace and Justice (HIPJ:un groupe pro-palestinien et anti-guerre du campus). Il se trouve que l’étudiant est le secrétaire des Étudiants d’Harvard pour Israël - groupe qui s’est dissocié de cet incident - et il avait précédemment accusé le HIPJ d’être trop tolérant envers l’antisémitisme. Maintenant, il fait secrètement son possible pour provoquer l’antisémitisme sur le campus. Dans une des affichettes, par exemple, il s’est référé à Israël comme à un État «AskenNAZI». Des incidents de ce genre, qui deviennent de plus en plus communs sur les campus américains, sont le reflet d’une détermination plus large de provoquer, dénoncer, diffamer et punir les individus et les institutions à l’intérieur de l’académie dont ils considèrent les idées comme étant répugnantes. La campagne est dirigée contre tous les domaines d’études, mais les attaques les plus virulentes sont réservées à ceux d’entre nous qui étudions le Moyen-Orient et dont les idées sont considérées comme anti-israéliennes, antisémites ou anti-américaines.

La relation entre les tenants pro-israéliens de la ligne dure et le «professorat arabe» (c’est ainsi qu’ils nous appellent) est tendue depuis longtemps. Après le 11 septembre, la droite a accusé les universitaires traitant du Moyen-Orient d’enseignement extrémiste et de trahison intellectuelle. Un rapport publié en novembre 2001 par le American Council of Trustees and Alumni (une organisation à but non lucratif fondée par Lynne Cheney, la femme du vice-président, et par le sénateur Joseph Lieberman) «Defending civilisation: How our universities are failing America and what can be done about it» a effectivement accusé l’université d’être anti-patriotique et anti-américaine, une cinquième colonne apportant un soutien intellectuel au terrorisme global. Ce rapport a cité pour preuve plus de cent déclarations d’universitaires (et d’autres personnalités) qui demandaient un examen plus critique des causes des évènements du 11 septembre et du rôle qu’aurait pu jouer la politique étrangère des États-Unis.

Une autre accusation envers les études du Moyen-Orient est apparue dans le texte de Martin Kramer: «Ivory Towers on sand: The failure of Middle Eastern Studies in America» publié en octobre 2001 par le pro-israélien Washington Institut for Near East Policy. Kramer, qui enseigne l’histoire arabe et la politique à l’université de Tel Aviv, déclare que les études moyen-orientales aux États-Unis sont dominées - en fait, mutilées - par un sentiment pro-arabe et anti-américain. L’université, pense-t-il, n’anticipe pas et même cache la menace islamiste grandissante qui s’est concrétisée par l’attaque contre le World Trade Center. Il déclare que les études moyen-orientales passent trop de temps sur les sujets historiques et culturels qui ne sont n’aucune utilité à l’État et à ses besoins impératifs de sécurité nationale, et risquent même de leur faire du tort. Il dit qu’une nouvelle approche est nécessaire pour étudier le Moyen-Orient, approche qui gravite autour de l’idée que «les États-Unis jouent un rôle essentiel et bénéfique dans le monde».

Il n’y a pas de répit. Septembre 2002 a vu la création du Campus Watch, un site web dont le but premier est de surveiller les études moyen-orientales dans les départements des universités à travers toute l’Amérique pour chercher des signes d’anti-américanisme et d’anti-israélisme. Campus Watch a été créé par Daniel Pipes, un collègue de Kramer et le directeur du Forum sur le Moyen-Orient, un groupe de réflexion dédié à la promotion des intérêts américains au Moyen-Orient.

«Je voudrais que Noam Chomsky soit enseigné dans les universités comme je voudrais que les écrits d’Hitler ou de Staline y soient», dit Pipes lors d’un interview. «Voilà des idées folles et extrémistes qui, selon moi, n’ont pas leur place dans une université.» Non seulement Campus Watch surveille les universités pour traquer les signes de «sédition», comme par exemple les opinions sur la politique étrangère des États-Unis, sur l’Islam, la politique israélienne et les droits des Palestiniens, que Pipes considère comme inacceptables; mais il encourage également les étudiants à dénoncer les professeurs dont ils trouvent les idées offensantes. Bush a dernièrement nommé Pipes au conseil d’administration de l’US Institut of Peace, une «institution fédérale indépendante et non partisane créée par le Congrès pour promouvoir la prévention, la gestion et la résolution pacifique des conflits internationaux».

Étant donné que le climat politique est ici déterminé en grande partie par une alliance des soutiens d’Israël de droite avec des membres néo-conservateurs de l’establishment, ce n’est pas surprenant que l’attaque portée contre les études sur le Moyen-Orient risque d’être bientôt encadrée par une loi. Le 21 octobre de l’année dernière, la Chambre des Représentants a proposé un projet de loi, HR 3077, International Studies in Higher Education Act. Le projet de loi fait partie de la réactualisation du Higher Education Act connu sous le nom de Title VI qui date de 1959 et mandate le financement fédéral des études internationales et langues étrangères. Le Title VI renouvelle les programmes d’éducation internationale et d’entraînement aux langues et a apporté plusieurs améliorations importantes. Mais il contient également des dispositions qui affectent le cursus universitaire, les embauches universitaires et les fournitures pour les cours dans les institutions qui acceptent le financement fédéral.

Une des figures clés derrière le HR 3077, est Stanley Kurtz, un collègue et chercheur à l’Institut Hoover et un associé de Kramer et Pipes. Lors de son témoignage devant la Chambre des Représentants le 19 juin 2003, Kurtz a accusé les universitaires spécialistes du Moyen-Orient et d’autres domaines, d’avoir détourné le Title VI avec «leurs critiques extrêmes et partiales de la politique étrangère américaine». Il estime que le concept «qu’il est immoral, de la part d’un universitaire, de mettre ses connaissances des langues et de cultures étrangères au service du pouvoir américain» est le principe de base de la théorie post-coloniale, et il cite le travail d’Edward Saïd dans ce domaine comme étant le plus pernicieux. Le témoignage de Kurtz a été accepté par le Congrès sans débat, et nombre de ses recommandations pour «réparer» les dommages ont été adoptées par la Chambre des Représentants.

La plus potentiellement coûteuse de ces recommandations est la création d’un comité de conseil de l’éducation supérieure pour s’assurer que les programmes financés par le gouvernement «reflètent les différentes perspectives et toute la gamme des vues sur les régions du monde, les langues étrangères et les affaires internationales». Le conseil se composerait de sept membres: trois nommés par le secrétaire à l’Éducation, dont deux «représenteront les agences fédérales qui ont des responsabilités au niveau de la sécurité nationale»; deux, nommés par le porte-parole de la Chambre des Représentants, et deux par le président en exercice du Sénat. Une des fonctions du conseil sera de recommander les façons «d’améliorer les programmes (...) pour mieux refléter les besoins nationaux ayant rapport avec la sécurité nationale».

Les recommandations du conseil ne seront pas sujettes à une révision ou à une approbation venant d’un officier du gouvernement fédéral, y compris du secrétaire à l’Éducation. Et malgré le fait que ce projet de loi n’a pas le droit de «mandater, diriger ou contrôler le contenu spécifique de l’enseignement prodiqué par une institution d’éducation supérieure, ni le curriculum ou le programme d’enseignement», il est autorisé à «étudier, surveiller, informer et évaluer un échantillon des activités financées sous le Title VI. Ce qui revient au même: une intrusion sans précédent, mandatée au niveau fédéral, dans le contenu et la conduite des programmes d’études de secteurs basées dans les universités.

La liberté universitaire et l’éducation supérieure américaines sont en jeu. Si le HR 3077 devient une loi - le Sénat va ensuite en examiner le contenu - cela créera un organisme qui vérifiera jusqu’à quel point les universités reflètent la politique gouvernementale. Puisque la législation assume que toute imperfection vient «des experts et non de la politique», le gouvernement pourrait avoir le pouvoir d’introduire des voix politiquement sympathiques dans le courant de pensée universitaire et de réformer les frontières d’enquête universitaire. La résistance institutionnelle pourrait être punie en retirant le financement, ce qui serait extrêmement dommageable surtout pour les centres d’études du Moyen-Orient.

Le HR 3077 contient d’autres dispositions qui sont tout autant scandaleuses. Il exige, par exemple, que les institutions Title VI fournissent aux recruteurs du gouvernement des informations concernant les étudiants et leur recrutement. Le projet ordonne même au secrétaire à l’Éducation et au conseil consultatif d’étudier (c’est-à-dire, d’espionner) les communautés de citoyens américains qui parlent une langue étrangère, «surtout les communautés qui comprennent des personnes qui parlent des langues qui sont critiques pour la sécurité nationale des États-Unis».

Tout cela revient à une tentative de faire taire toute critique de la politique américaine et de mettre fin au désaccord avec l’agenda des néo-conservateurs. Ce n’est plus la diversité qui est recherchée, mais la conformité.

Sara Roy est une chercheuse universitaire émérite au Centre pour les Études sur le Moyen-Orient de Harvard. Elle est l’auteure de plusieurs travaux sur le conflit israélo-palestinien.

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